Les
fonctions de la musique de film
et
terminologies diverses
(« Zofia Lissa
and others », résumé par P Tagg)
(traduction par Rodolphe Raymond)
Plusieurs auteurs ont tenté de systématiser les fonctions de la musique dans les films. L’un des ouvrages les plus sérieux et rigoureux sur ce sujet est celui de la musicologue polonaiseZofia Lissa, Ästhetik der Filmmusik (1959: 115-256). Elle y présente 12 fonctions principales que j’ai regroupées et adaptées de façon à les rendre accessibles. Ces fonctions peuvent évidemment inclure la musique à la télévision. Les principales fonctions La plupart de ces fonctions ne sont pas mutuellement exclusives 1. Marquer le mouvement, i.e. Accompagner musicalement un acte visible ou audible n’étant naturellement pas en rapport avec de la musique, ex : Courir, galoper, agiter, sasser, balancer, voler, planer, caresser, frapper, poignarder, couper, trembler, frotter, de façon rapide, lente, calme, stupide, etc… 2. Marquer les sons réels, i.e. Superposition stylisée de bruit assumée par la trame sonore. Ex : La pluie, le vent, des pas, des claquements, des machines, des cris, des soupirs, des rires, des bruits en sourdine, des pifs et des bams et autres onomatopées inspirés de la série Batman lorsqu’ils terrassaient leurs adversaires. 3. Représenter le lieu d’action, i.e. Utiliser la musique afin de plonger l’auditoire dans des environnements culturels, physiques, sociaux ou historiques particuliers. physique, ethnique, Ex : Le Japon, la jungle, les amérindiens, Paris, la ville, la campagne, l’espace, un laboratoire, sous l’eau, dans un hotel chic ou un bar miteux. social, ex : Classe aristocratique, classe moyenne, ou classe ouvrière. historique, ex : Temps anciens, médiévaux, baroques, fin-de-siècle, future. 4. Musique source. Lissa utilise le terme “Source music” pour designer les « situations de musiques réelles », alors que Gorbman y réfère avec le terme « musique diégétique » (voir ci-dessous). La musique de film devient diégétique lorsqu’elle est engendrée par la logique inhérente à la réalité fictive de la production visuelle, autrement dit, lorsque la source de cette musique fait partie de cette réalité fictive. On peut voir la musique source comme étant une musique audible par le ou les personnages, et faisant partie du jeu de la scène où elle survient. La source peut être visible à l’écran. Par exemple, une fanfare, un groupe dans une discothèque, un parent chantant une berceuse, un concert, un orgue dans une église ou une congrégation, etc… Elle peut aussi être invisible, ex : Une radio d’auto, de la musique d’aéroport ou de centre d’achat, une télévision ou une chaîne stéréo qui aurait été mise en marche. 5. Un commentaire, soit utiliser la musique afin de commenter les images en perspective. Le type le plus courant de commentaire transmis par la musique dans un film est le « contrepoint », qui présente une musique venant contrarier la connotation d’une séquence d’image. Par exemple, un air doux et mélodieux sur une vision d’holocauste nucléaire, ou une musique grinçante pour une scène d’amour. Une autre façon de passer un commentaire, est de présenter une musique portant une dimension émotionnelle à une série d’événement venant tout juste de se terminer, comme une sorte de résumé musical. (En opposition à la fonction 9 présentée plus bas). 6. Exprimer les émotions des acteurs, soit utiliser la musique afin de communiquer les émotions ressenties par le personnage tenant le rôle à l’écran. Ex : Gros plan sur le héro lisant une lettre avec un air impassible, alors qu’une musique effrayante indique au spectateur que celui-ci est foudroyé par une nouvelle terrible. 7. Guide émotif pour l’auditoire. Utiliser la musique afin de communiquer un certain type d’émotion pouvant être semblable ou différente à celles vécues par le personnage à l’écran. Ex : La même scène et la même musique qu’avec celle de notre héro en fonction 6, mais cette fois avec un malfrat lisant la lettre, accompagnée par une musique d’horreur. L’auditoire sait que la lettre porte de mauvaises nouvelles pour eux, mais le méchant personnage de fiction lui, s’en réjouit. 8. Symbole. Utiliser la musique pour représenter une personne ou une chose déjà connue par l’audience, mais ne faisant pas partie directement de la séquence narrative immédiate. Ex : Un héro blessé vu dans la misère et la merde qui pleure a chaude larme en avalant des fourmis, mais accompagner du thème de la bien-aimée qu'il désire. 9. Anticiper une action subséquente. Ex : La musique s'assombrit alors que les images restent candides. Elle place l’auditoire dans une atmosphère menaçante, juste avant que le visuel ne coupe vers un bouleversement sauvage inattendu. 10. Tracer la structure formelle d’un film (Fonction de leitmovtiv), Pour décrire les personnages, les atmosphères, les environnements, etc.…, pour ainsi rendre le film plus clair émotivement et assurer la fluidité de la narration en masquant les coupures radicales. Ouverture: Voici quelque chose de nouveau! Liens et transitions. La musique fait le lien entre deux scènes d'un esprit très différent en utilisant la coupure (Ou un fade-out accompagné d'un fade-in). Amorce de la suite. Extraits de musique qui dispose l'atmosphère pour une nouvelle scène, et s'estompe. Souvent joué sur un accord irrésolu incitant la narration (Musicale ou autre) a se poursuivre, et ouvrant ainsi l'espace acoustique pour le début d'un dialogue ou d'effets spéciaux. Fermeture: Voici la fin de la scène!
Notez bien que la plupart des fonctions que nous venons d'énumérées ne sont pas mutuellement exclusives. Par exemple, si on nous présente une femme mannequin vêtue d'une chemise de nuit en soie, flânant dans sa somptueuse suite sur un disque de bossa nova qu'elle vient de placer dans le lecteur de DC, nous entendrons la musique de cette façon: · La musique est “source” (Fonction 4) puisqu’on voit la femme mettre le disque. · Cela indique au spectateur la façon dont il devrait se sentir par rapport à la femme (Fonction 7): On sent qu’elle est friande de luxe et de coquetterie. · Comme on la voit se maquiller devant la glace, la musique nous aide à comprendre ses états d’âme (Fonction 6) - douce, cossue, élégante, etc... · La musique laisse entendre des timbres langoureux, inspirant une caresse plutôt que des battements énergiques et affolants. Il y a donc un élément de la fonction 2 à y voir. · La musique nous amène à croire que nous avons plus de chance de nous retrouver dans une suite terrasse nord-américaine cossue et chaleureuse, ou même parmi la haute à Copacabana en sirotant un Martini, plutôt que dans une mine de coton abandonnée à Rochdale, une plaine désertique, ou à mi-chemin pour la planète Mars. Par conséquent, la fonction 3 est à considérer pour cet exemple. · Aussi, tout dépendant du type de bossa nova qui est entendu, la musique peut s’avérer un commentaire voulant nous communiquer que ce qu’on voit est d’un goût peut-être inapproprié (Fonction 5): Bien qu’elle paraisse splendide, son choix de musique laisse entendre qu’elle puisse avoir une opinion étrange sur la mode ou sur elle-même. Peut-être veut-elle paraître plus jeune qu’elle ne l’est en réalité!? · Peut-être que la musique voudrait symboliser (Fonction 8) un courtisan brésilien (N’apparaissant pas actuellement dans la séquence), et qui serait plus âgé qu’elle. · Ou peut-être que l’insertion du disque est un truc dramatique pour créer l’illusion que nous écoutons la même musique que le personnage dans son appartement, alors qu’en fait la musique est celle de la trame sonore qui perdra graduellement sa valeur diégétique, pour ensuite encadrer l’aspect psychologique de l’histoire au fur et à mesure qu’elle se développera.
Musique diégétique Diégétique: Tout ce qui appartient dans l’intelligibilité à l’histoire racontée, au monde supposé ou proposé par la fiction du film. Les termes peuvent être illustrés ainsi :
Dans cette perspective, la musique diégétique est celle dont la source est justifiée par la réalité de la narration visuelle du film. Il est peut-être plus simple d’utiliser le terme musique source pour la définir. La musique non diégétique est la musique de film dont la source n’est pas présente dans la narration visuelle. La plupart des musiques thèmes et des musiques fosse (Ou « Underscore »), sont non diégétique. Hitchcock nota comme il était stupide d’entendre un orchestre symphonique sur une île déserte (Fonction non diégétique de la musique). Musique fosse[1] (Underscore) La musique fosse est un terme utilisé par Chion, à peu près équivalent à Underscore en anglais, pour désigner la musique dont la source est invisible et donc absente de l’action du film. La musique fosse est synchronisée à l’image. La musique thème et les « Set pieces » (Voir ci-dessous) sont rarement musique fosse. La plupart de la musique fosse est catégorisée comme non-diégétique. Musique thème La musique thème est l’équivalent louche de l’anglais “Title music”, qui est un terme utilisé pour désigner la musique conçue pour le générique d’une émission de télévision ou d’un film. Elle apparaît habituellement à l’ouverture ou à la fin. Les thèmes d’ouverture ont trois fonctions principales : 1. Fonction de réveille : Yo! Quelque chose, encore indéfinie, s’apprête à commencer. 2. Fonction préparatoire: Quelque chose d’une nature particulière, dans le cadre d’un environnement tout aussi particulier, mettant en scène certains types de personnage et d’atmosphère, s’apprête à commencer. 3. Fonction mnémonique : Un type de production récurrent et reconnaissable s’apprête à commencer. Par exemple, un autre James Bond ou un Flic de Beverly Hills, un autre épisode de la Petite Vie ou des Cités d’Or, ou une autre émission des grandes gueules. La fonction mnémonique est celle que l’on voit le plus souvent en opération à la radio et à la télévision. Cependant, aucune musique thème ne pourrait opérer sans sa fonction préparatoire. Certains films s’appuient presqu’entièrement sur la fonction préparatoire pour faire passer le message musical pendant la séquence titre. Dans les débuts du cinéma sonore, on présentait le générique avant le début d’une œuvre, en filmant une feuille de papier, tenue maladroitement par un membre de l’auditoire que l’on devait considérer comme invisible. La musique pour de telles séquences est inspirée davantage des ouvertures classico romantique, que des ouvertures d’opéra ou autre présentation dramatique. Cette fonction d’ouverture des musiques thématiques a perdurée même après l’abandon de ces génériques filmés (À part si l’on souhaite l’effet d’une très ancienne production, artificiellement). La musique thème laisse l’opportunité au compositeur de composer une musique n’obéissant qu’aux règles de la musique, alors que la musique fosse lui demande d’adhérer à la narration visuelle. La musique se déroulant pendant un générique détermine souvent le rythme et le type des coupures visuelles, du moins dans le cadre de la durée des séquences et de l’atmosphère générale de la production visuelle. Ainsi, la musique du générique, surtout pour les productions télévisuelles, peut facilement être coupée au montage alors que la musique fosse fait partie du produit visuel. Set pieces « Set pieces » (terme mal approprié mais quand même pratique) est un dérivé de la musique source (Musique diégétique), dans laquelle une présentation musicale est apparente à l’écran et fait partie de la narration du film (Ou de l’émission de télé). Si la performance est l’attrait principal de la narration, le visuel sera habituellement tourné vers les performeurs ou la source de la musique. Parfois même, l’action sera chorégraphiée en synchro avec la musique (Comme dans les tortues ninjas). Autrement, si le « Set piece » est plus un arrière-plan au déroulement d’une autre situation, la musique est susceptible de couper en faveur de cette intrigue parallèle. Cette musique source (Celle des performeurs) passe de l’avant-plan à l’arrière plan dans l’intérêt de la narration du film. Par exemple, dans un épisode de The Brave Goose’ inspirée du film The Saint, la musique source est un « set piece » produit par un DJ qui fait danser des fêtards dans une disco de Saint-Tropez. Pendant la performance, un meurtre est commis. La caméra fait un zoom avant vers l’héroïne (Qui réalise seule ce qui vient de se produire), et revient immédiatement aux danseurs qui continuent de se trémousser sur la musique du DJ qui a pourtant été remplacée par de la musique non diégétique. Cette musique souligne le sentiment d’horreur que l’héroïne doit éprouvée (Fonction 7), et fournit un guide émotif à l’auditoire (Fonction 8). Alors que les danseurs semblent toujours s’amuser, on remplace le « Set piece » du DJ par la musique de fosse (Non diégétique). Ce « set piece » inspirant la gaieté, vient donc pour un instant servir de contrepoint à l’horreur du crime (Source en sourdine, silencieuse). Cela rend la scène d’autant plus horrifiante (Fonction 5). Enregistrements préexistants Les enregistrements de musique préexistants, soit la musique qui n’est pas nécessairement composée ou enregistrée pour la production visuelle en question, ont été fréquemment utilisés dans les films et les émissions de télévisions depuis les années ’60. Par exemple, Kubrick a utilisé l’enregistrement de We’ll meet Again, par Vera Lynn (don’t know where, don’t know when) comme contrepoint à l’holocauste nucléaire qu’il présente à la fin de Dr Strangelove (Fonction 4). Il utilise également la neuvième symphonie de Beethoven dans Clockwork Orange (Traitant de la délinquance juvénile), ainsi que la musique de Georg Friedrich Händel, Richard Strauss, Johann Strauss et György Ligeti dans 2001 – L’Odyssée de l’espace. La musique Pop rock a souvent été utilisée depuis Easy Rider afin d’accompagner des scènes de voiture dans lequel le dialogue était sporadique ou totalement absent. La plupart du temps, cette musique n’est jamais exécutée visuellement en tant que musique source (Elle est non diégétique). Celle-ci est placée en avant-plan mais d’une façon à mettre en relief la cinétique, le tactile, les états d’âme, en dépit de la logique inhérente aux événements visuels de la scène (Comme dans Rocky 4 quand Rocky part fâché avec sa Ferrari sous un thème rock). Le visuel a donc tendance à être soumis à la musique lorsqu’on utilise un extrait d’enregistrement préexistant pour attirer l’attention sur une scène particulière. Cue point Dans le langage de la musique de film, le « cue point » est n’importe quel point temporel d’une production visuelle où soit un événement musical commencera/se terminera en synchro avec l’événement visuel, soit l’événement visuel commencera/se terminera en synchro avec la musique. Par exemple, une musique d’horreur non diégétique pour la scène d’un meurtre pourrait commencer alors qu’une coupure est fait vers la scène du meurtre, ou lorsque certains mots sont dits par un des personnages. Il peut y avoir un autre « cue point » lorsque le meurtrier fait son entrée en scène (Musique encore plus épouvantable) et un autre lorsque la victime est poignardée (Musique monstrueuse). Le « cue point » de sortie pourrait commencer à la coupure vers une prochaine scène. Inversement, l’arrangement visuel peut s’inspiré de certains éléments constitutifs de la musique, comme le rythme, le début d’une phrase, certains timbres ou figure de style, etc… Elle peut aussi être synchronisée aux paroles d’une chanson. La procédure consistant à déterminer l’endroit où les « cue points » devraient survenir est connu sous le terme « Spotting the film » (Ou encore, enregistrement audio-visuel) 1. « Musique fosse », terme utilisé par Michel Chion dans « Le cinéma et le son », Paris, 1985. Il fait référence aux orchestres qui, anciennement, jouaient la musique en temps réel, dans la fosse des théâtres, pour accompagner un film qui était projeté sur le grand écran. [1] CHION, Michel. 1985. « Le son au cinéma », Éditions de l’Étoile. Paris. |